Sommaire :

Hypocrisie

Hypocrisie. Voici le terme qui pourrait résumer tout le battage fait autour de la remise de ce rapport par Denis Olivennes, PDG de la FNAC. Signé en grandes pompes par le PDG de la France, M. Nicolas Sarkozy, accompagné de sa Cour (Pascal Nègre, Christian Clavier, Jean Reno, Patrick Bruel…), cet accord mérite une lecture plus qu’attentive.

 

Denis Olivennes et Nicolas Sarkozy

Pour rappel, Denis Olivennes fut chargé par Christine Albanel, Ministre de la Culture, et par Christine Lagarde, Ministre de l’Economie, de trouver des pistes pour la lutte contre le téléchargement illégal. Entre répression des pirates et perspectives de développement du téléchargement légal, tout était à construire. On aurait aimé voir apparaître des réflexions audacieuses autour de nouveaux modes de consommation de musique, et de culture en général. Mais la Commission, dirigée par Denis Olivennes, en a dédidé autremement : on garde les même modes de production, de promotion et de distribution mais on santionne l’internaute.

Pour dresser un rapide panorama, l’industrie culturelle subit une mutation importante, et surtout, non voulue par les puissances qui la contrôlent. Ces puissances ne sont pas les artistes, mais les grandes maisons de production, dont l’omniprésente Universal Music.

Bien évidemment, il s’agit au départ d’une affaire d’argent. Les grands groupes de production et de distribution ont établi un modèle de fonctionnement qui leur permet de s’enrichir grassement à moindre frais depuis les années 80. Comment ? En établissant un réseau tentaculaire à travers les sphères médiatiques (radios libres, plateaux de télévision…). Par ce biais, ils peuvent contrôler la demande par rapport à ce qu’ils ont à offrir. Seulement, le développement d’Internet a changé tout cela.

Enfin libre ?

Grâce à l’arrivée d’Internet, les vannes de contenu ont été libérées. Chacun peut aller fureter à droite et à gauche pour y trouver son bonheur. Grâce à cette décentralisation culturelle, le fan de musique péruvienne n’avait plus à dépendre du bon vouloir des éditeurs de musique pour la disponibilité des œuvres sur le territoire français, mais il a la possibilité d’aller directement à la source et découvrir tous les artistes de Lima si bon lui semble.

Pascal Negre

Or, voilà le grand enjeu de cette mutation culturelle. Le « consommateur » (mot délicat quand on parle de culture) impose son choix, ses goût et c’est aux circuits de l’industrie de s’adapter à la volonté de celui-ci. Mais beaucoup d’acteurs du milieu culturel, dont Pascal Nègre (PDG d’Universal France et membre du jury de la Star Academy), ne veulent pas de ce schéma ascendant ; ils veulent garder l’ancien système basé sur le forcing médiatique pour créer une demande par rapport à une offre donnée, ciblée, cadrée.

Cela me fait d’ailleurs penser à une anecdote sur le PDG d’Universal France qui a déclaré un jour : « Si Jim Morrison ou Jacques Brel entraient aujourd’hui dans mon bureau… et bien je ne signerais pas avec eux ! » (déclaration rapportée ici)

Pour quelqu’un qui a la majeure partie du paysage musical français entre les mains, cette déclaration est plutôt douteuse, voire dangereuse. Aucune chance donc, que les nouveaux Brel, les prochains Doors soient chez Universal France à côté de Jennifer, des L5 ou de M. Pokora. Alors effectivement, on pourrait rétorquer qu’il y a plein de petits artistes prometteurs chez Universal… Et heureusement ! Car après avoir racheté Polydor, Barlcay, V2, Decca, Verve, Motown, Mercury ou encore Geffen, Universal Music a maintenant des milliers d’artistes dans ses tiroirs. Cela ne vient donc pas seulement d’une politique de signatures mais de rachats d’autres labels, la nuance est grande.

Mais, pour en revenir à cette déclaration, en plus de nous priver des mélodies de Jim Morrisson et de ses comparses, Pascal Nègre aurait par conséquent pu empêcher la réalisation d’une des plus grandes scènes d’ouverture du cinéma (la fantastique utilisation du morceau « The End » en introduction d’« Apocalypse Now » de Francis Ford Coppola). En privant le cinéaste de cette mythique ouverture, l’un des chefs d’œuvres cinématographiques n’aurait peut-être pas eu la carrière que l’on sait. Et la face du monde en aurait peut-être été changée…

En effet, l’univers culturel est rempli de relations de cause à effets, parsemé d’artistes-électrons libres qui jouent entre différents domaines : musique, cinéma, littérature… Et avec l’arrivée d’Internet, le spectateur/auditeur/lecteur devient partie intégrante de cette constellation artistique. Certains artistes l’ont bien compris, comme Radiohead ou Trent Reznor, qui proposent des alternatives en mettant le public au centre de leur démarche. Mais ces initiatives ne sont pas du goût de tous.

Verrouiller le système

La commission dirigée par Denis Olivennes pouvait semer le doute sur son indépendance. Etant patron de la FNAC, on le voit mal décréter que les initiatives visant à emprunter d’autres voies de distribution que la voie classique sont prometteuses. En effet, les enseignes de distribution et les majors du disque ont installé un système bien rôdé pour empêcher toute perte de profit. Déjà les rachats massifs des labels de musique ont contribué à mettre l’industrie musicale dans une situation alarmante. Plus de 70 % du marché mondial est uniquement partagé entre 4 majors : EMI, Sony, Warner et Universal (qui représente à elle seule un quart des ventes de disques dans le monde).

Les modes de distribution ont transformé l’objet culturel en produit de consommation de masse : on achète un disque en même temps que ses pâtes au supermarché. Bref tout est réuni pour verrouiller un mode de consommation culturelle sur un schéma de vente bien établi : offre marketée à outrance, matraquage publicitaire, volonté d’un retour sur investissement rapide… Mais quand on s’évertue à vendre un disque ou un film comme un paquet de biscuits, ne participe-t-on pas au déclin du paysage culturel ? A force de vouloir vendre en masse par tous les moyens, l’industrie du disque ne s’est-elle pas prise elle même à son propre piège ?

compact disc

Tout a été mis en place pour faire du CD un graal intemporel. Mais en bloquant totalement le support, l’économie musicale s’est plongée dans une impasse. Ce petit disque fête ses 25 ans cette année et aucun successeur probant n’a été trouvé par l’industrie musicale. On peut juste citer les Minidisc, DVD-Audio et SACD qui peinent à prendre leur place. Or, à titre de comparaison, la vidéo a vu pas moins de quatre générations se succéder : VHS, Laserdisc, DVD et maintenant Bluray/HD-DVD.

En figeant un support de cette façon, il est tout à fait normal que son intérêt soit moindre au fil des ans, surtout après deux décennies. Et aucune des majors ne se pose la question de savoir si le CD Audio est encore pertinent à l’heure de la dématérialisation des contenus, surtout quand le mp3 fait son apparition au milieu des années 90. Au lieu de chercher dans cette voie, la majeure partie de l’industrie musicale va faire comme si le mp3 n’existait pas.

D’ailleurs pour rétablir quelques vérités, il est incorrect de penser qu’une chanson au format mp3 est une copie exacte de sa source sur CD. Le format mp3 impose une perte de qualité sonore qui varie suivant la fréquence d’échantillonnage, de la même façon qu’une copie sur cassette d’un CD n’était pas de qualité égale… Mais personne ne s’est jamais plaint de ces cassettes enregistrées qui circulaient un peu partout.

Disques The Cure

De plus, le son du CD n’est pas si parfait puisque la richesse son spectre sonore est loin derrière un disque vinyle. Il n’est d’ailleurs pas rare que les rééditions CD d’anciens albums parus en 33 Tours soient de piètre qualité, il faut souvent attendre des éditions remasterisées (retravaillées à partir des bandes originales) pour bénéficier de bonnes conditions d’écoute. Prenons l’exemple de la discographie de The Cure, tout d’abord disponible en vinyle, puis une première fois en CD (au son abominable pour 25 euros par album), puis en CD remasterisé édition deluxe (encore 27 euros par disque). Au final, on essaie de vous vendre trois fois de suite les mêmes albums mais avec des qualités sonores différentes. Et ceci est le cas pour la grande majorité des disques, tant l’industrie a refusé de s’ouvrir à des supports extérieurs, préférant aligner rééditions sur rééditions.

En refusant de se renouveler, les acteurs du domaine musical ont raté le train de l’Internet, et les Internautes sont aujourd’hui victimes de cette erreur.

Bénis soient les téléchargeurs

Avec l’arrivée de la mondialisation, tout un chacun s’est pris à rêver d’un monde où toutes les cultures s’échangent sans frontière et sans limite. Alors bien sûr, télécharger illégalement est répréhensible mais quand vous cherchez un disque qui n’est plus édité en France car le catalogue des majors n’est pas actualisé comme il le devrait, que faire ? Que faire quand vous voulez regarder une série en version originale sous-titrée alors que la télévision ne la diffuse qu’en version française ? L’illégalité est, pour l’instant, le seul recours après l’import à prix d’or.

Prison Break

D’ailleurs en parlant de séries, TF1 et M6 se seraient-elles intéressées à Heroes ou Prison Break si celles-ci n’avaient pas bénéficié d’un gigantesque buzz grâce au téléchargement ? Ces chaînes devraient remercier les P2P d’avoir fait circuler ces séries jusqu’à leurs écrans et ainsi leur apporter de juteuses recettes publicitaires… Sans compter les 500 000 ventes du single du générique français, ni le téléchargement des sonneries et autres contenus mobiles qui ont dû remplir beaucoup de porte-monnaies. Donc si l’industrie du disque est en crise, il faut peut-être étudier les critères de qualités des catalogues avant de se ruer sur les téléchargeurs.

Car c’est là que tout se joue. Grâce à ce système planétaire d’échange, chaque personne influe sur la demande, créant un nouveau mode économique dont elle est le centre. En ce sens, l’idée d’une licence globale permettait de garder le consommateur et ses envies au centre du système. Mais l’avenir se dessine autrement… L’industrie culturelle n’a aucune envie de remettre en question son mode de fonctionnement. Quand un produit lambda ne se vend pas, on dit qu’il n’a pas rencontré son public, mais dès qu’un disque ne se vend pas, le téléchargement est pris pour cible. Il n’est pas question de faire l’apologie du téléchargement illégal, mais le recours systématique à cet argument douteux évite à ces grands groupes de procéder à des réformes dont ils auraient besoin : retrouver des directeurs artistiques dignes de ce nom, trouver un successeur au CD audio (support qui fête ses 25 ans cette année), améliorer les catalogues…

Les téléchargeurs servent donc en même temps de dénicheurs pour les médias et de cibles pour l’industrie culturelle, voilà qui est plutôt paradoxal…

Les pistes glissantes du rapport

Alors que la suppression des DRM (verrous limitant l’utilisation des fichiers téléchargés) était une évidence naturelle tant leur concept est absurde, la prise en compte de nouveaux délais pour la VOD (disponibilité simultanée avec l’édition DVD, soit 6 mois après la sortie en salles) est une bonne voie pour le développement d’offres légales plus alléchantes. Mais une piste dangereuse fait son entrée : la création d’une autorité contre le piratage. Là où le bât blesse c’est que cette autorité serait au service de l’industrie du disque, et on peut imaginer les dérapages que cela pourrait créer avec l’instauration de radars par les FAI : un contrôle des flux Internet pour des intérêts privés. Car la grande question est : est-on prêt à céder une part de nos libertés individuelles au nom des bénéfices de l’industrie du disque et du cinéma ?

Le rapport de la commission Olivennes prône une transparence totale des activités des internautes. Certes, mais ces internautes n’ont-ils pas droit en retour à un peu d’honnêteté de la part de l’industrie ? Les ventes de disques chutent, c’est un fait, mais il existe une multitude de facteurs pour expliquer cette baisse :

  • le CD est un format vieillissant qui n’offre plus un grand intérêt, et pour un prix qui n’est plus du tout attractif
  • le DVD a pris une part non négligeable dans les dépenses culturelles
  • le pouvoir d’achat n’a pas augmenté de façon importante alors que la culture et la technologie demandent toujours plus d’investissements (Internet, téléphonie mobile, DVD, jeux vidéo…), le budget se divise donc en conséquence et privilégiant à chaque fois les nouveaux supports

Voilà autant de raisons pouvant justifier la baisse des ventes, en plus du téléchargement. Mais punir les téléchargeurs grâce à un système de filtrage est assurément plus facile à mettre en oeuvre plutôt que de trouver des solutions pour améliorer le pouvoir d’achat.

Sony Ericsson W580i

Il faut d’ailleurs préciser que les labels parlent de « ventes de disques » et non d’une baisse des achats consacrés à la musique. Si le support CD affiche une baisse effective, l’achat de contenu sur mobile (sonneries, chansons…) explose, preuve qu’un nouveau marché se dessine. La dernière preuve en date pourrait être le disque de platine de Bob Sinclar (remis par Pascal Nègre lui-même) pour la vente de son album « Soundz of Freedom » fourni avec un mobile Sony Ericsson à plus de 300 000 exemplaires (source : lesmobiles.com). De même, le CNC (Centre National de la Cinématograhie) constate une baisse de ventes des DVD de 5,2 % entre 2005 et 2006 mais sur la même période le prix d’un DVD à l’unité a augmenté de près de 6 %, passant de 13,80 € à 14,50 €. La hausse de prix est sûrement plus en relation avec la baisse des volumes de vente que le téléchargement illégal.

Barbara Hendricks

Ce système de filtrage, que les différents FAI ont accepté de tester (en échange d’un accord sur la VOD ?), n’est que l’ultime recours d’une industrie qui n’a pas su saisir les différentes opportunités de développement et tente de sauver les derniers remparts de son empire en fin de règne. Les industries du disque et du cinéma sont trop frileuses pour tenter de nouvelles approches en direction du public. Elles s’écartent elles-mêmes de la relation artiste-public, laissant effectivement le champ libre à des alternatives dont elles sont exclues. La dernière initiative en date est celle de Barbara Hendricks qui, s’inspirant de la démarche de Radiohead, laisse à l’auditeur le choix du prix de son album en téléchargement. Il y a fort à parier que ces offres directement de l’artiste vers le public feront des émules dans les années à venir, aussi bien dans le domaine de la musique que du cinéma, rendant obsolètes les activités de Messieurs Olivennes et Nègre.

L’internaute paiera donc pour le manque d’audace de l’industrie culturelle, et il est probable qu’il le paie cher. Entre surveillance, filtrage et autres radars, le rapport Olivennes se concentre sur un internaute présumé coupable de piller les ressources culturelles, alors qu’au contraire, Internet est le meilleur moyen de les faire circuler. Le risque est de transformer l’exception culturelle française en système clos, qui se sclérose, par peur des mutations apportées par les nouvelles technologies.

Un bilan négatif

Alors que cette commission aurait pu déboucher sur des initiatives intéresssantes de la part des acteurs du monde culturel, le rapport reste superficiel et annonce deux ou trois avancées qui n’en sont pas vraiment.

Tout d’abord l’annonce du changement de calendrier pour la disponibilité de la VOD (6 mois après la sortie en salle) est certes un progrès mais plus que timide. On s’étonne d’ailleurs, alors qu’on parle du piratage comme d’un pillage pur et simple de la culture, de n’avoir que cette proposition pour encourager le téléchargement légal.

Rien n’a été proposé sur l’harmonisation des supports, des formats, de l’échantillonnage, de la qualité des fichiers vendus légalement. Aucun cadre favorisant une émergence d’un modèle économique basé sur une politique de prix, en relation avec une réflexion sur le pouvoir d’achat. Aucune volonté de transparence de la part de l’industrie sur les revenus générés par les artistes et ceux qui leur sont reversés. Aucune maison de disques n’a proposé de solution innovante pour enrichir les catalogues numériques. Aucune proposition sur les moyens de profiter d’Internet pour exporter la culture française à travers le monde grâce à de nouvelles plateformes innovantes… Autant de mutisme sur des points pourtant essentiels peut paraître étrange alors que les acteurs de l’économie culturelle pouvaient s’exprimer pour assurer la pérennité de leur activité.

Big Brother is watching you

Et le rapport rate son objectif ! Au lieu de se focaliser sur les solutions pour sauver la culture, il se concentre sur les façons de piéger l’internaute-téléchargeur potentiel. La culture n’a plus la place centrale du rapport qui, du coup, devient en quelque sorte un petit manuel de surveillance d’Internet au nom d’intérêts privés. Sauver la culture est une mission noble, mais réduire le champ des libertés individuelles pour assurer les bénéfices des maisons de disque se situe sur un terrain plus que glissant.

Les mesures prévoient en effet la création d’une autorité de surveillance qui aurait des pouvoirs juridiques pour réprimer les téléchargeurs. La sanction prévue serait purement et simplement la suppression de l’accès à Internet de l’internaute visé. Le but serait sûrement de créer une liste des abonnés résiliés pour cause de « téléchargement illégal » qui circulerait entre les différents FAI, à la manière des listes des « mauvais payeurs » qui existent déjà.

Après un fichage des internautes, le rapport s’intéresse au filtrage. Les FAI ont donné leur accord pour expérimenter différentes solutions de filtrages pour un déploiement prévu d’ici 2 ans. Entre filtrage de contenu et limitations de protocoles, l’Internet français deviendra un portail commercial, oubliant les possibilités infinies que proposent les nouvelles technologies.

SACEM

Mais cette traque à l’internaute présumé coupable a déjà commencé puisque la CNIL (Commission National de l’Informatique et des Libertés) vient de donner le feu vert à la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique) pour collecter les adresses IP des internautes mettant à disposition des fichiers violant les droits d’auteur. Certes, la SACEM sera juste habilitée à récolter ces IP mais, en constituant un dossier et en saisissant un juge, elle pourra forcer les différents FAI à fournir les identités liées à ces adresses. Cette mesure devrait donc être la première d’une longue série si personne ne s’oppose à l’application d’une loi sur la base de ce rapport.

Via cette démarche de la commission Olivennes, on sent que ni le gouvernement, ni l’industrie culturelle n’a une réelle volonté de mettre en place des solutions innovantes. La conséquence probable sera une vague de surveillance, de traque constante des téléchargeurs, repliant l’Internet français sur lui-même alors que son expansion est nécessaire pour garantir l’exception culturelle française si chère à nos gouvernants.

Source de l’article:

Les commentaires sont désactivés.